« L’industrialisation du vent », un article de F. Jarrige

L’industrialisation du vent

Qui n’a pas été saisi d’effroi et d’étonnement en découvrant au loin les vastes ailes géantes des grands parcs d’éoliennes qui fleurissent un peu partout ? Ces monstres de béton et d’acier dépassent désormais les 200 mètres de haut. Ils dressent leur masse imposante au-dessus des mers, des vallées, des forêts et des champs.

Depuis la loi dite de transition énergétique de 2015, les éoliennes se multiplient pour accroître la part du renouvelable dans le mix énergétique global. Elles pourraient sembler d’efficaces réponses aux enjeux climatiques, certains pourraient même y voir la preuve rassurante de notre « transition » en cours. Pourtant de plus en plus de riverains et de citoyens doutent et s’opposent à ces constructions. Les grands projets d’éoliennes industrielles n’ont en effet rien à voir avec les rassurantes techniques douces auxquelles on les identifie encore. Les industriels ont engagé une course au gigantisme et à la puissance en promettant une production massive d’électricité. Au lieu d’imaginer un autre monde énergétique, plus sobre, ils cherchent à construire de vastes usines à électricité éolienne, quitte à détruire les paysages, à accentuer les crises environnementales, et à menacer l’avenir de zones rurales de plus en plus annexées et colonisées par les métropoles et leurs immenses besoins énergétiques.

Partout dans les campagnes, des groupes se lèvent contre la multiplication des projets d’éoliennes industrielles, devenues un enjeu politique majeur. Il ne s’agit pas d’égoïstes uniquement soucieux de préserver leur cadre de vie, mais d’opposants aux projets du capitalisme vert, qui s’avère aussi toxique que le capitalisme fossile.

Depuis l’hiver 2014, une lutte exemplaire regroupant militants, riverains et élus locaux conteste ainsi la construction d’un vaste transformateur électrique prévu sur les terres de jeunes agriculteurs dans le Sud-Aveyron1. Ce transformateur est stratégique pour les pouvoirs publics puisqu’il est censé redistribuer à l’échelle internationale la production de 1000 éoliennes en construction sur les crêtes de la région.

Les grands projets d’éoliennes terrestres prolifèrent dans les régions faiblement peuplées et rurales comme la Bourgogne : dans le Morvan, l’association Mor’vent en colère a vu le jour en 2017 afin de protéger les paysages, contester des projets d’implantation et informer sur les enjeux de l’éolien industriel. Dans l’Yonne, où il y a déjà de nombreuses installations, des projets d’éoliennes géantes sont en cours, parfois en pleine forêt, provoquant l’ire des habitants. L’éolien devient un enjeu de spéculation qui peut rapporter gros à l’ère de la prétendue transition écologique.

L’opposition se structure aussi à l’échelle internationale et en 2008 a été créée la Plateforme européenne contre les éoliennes industrielles (EPAW – European Platform Against Windfarms), située en Irlande elle rassemble près de 1500 associations et organisations de 31 pays différents.

Le temps des moulins

Les efforts déployés pour utiliser la force du vent sont anciens, même si les moulins à vent se développent plus tardivement et restent toujours moins nombreux que ceux à eau. Leur essor a surtout lieu en Europe à partir de la fin du Moyen-Âge. Dans de nombreuses régions venteuses comme les Flandres ou le littoral atlantique, les moulins à vent se sont multipliés pour faire tourner les meules des meuniers, pour pomper l’eau, mais aussi pour de nombreux autres usages artisanaux et industriels aujourd’hui oubliés, comme la fabrication du papier et de l’huile, le sciage du bois, le broyage de la chaux, etc. Aux xviiie et xixe siècles, il n’est pas rare de croiser ces constructions, en pierre ou en bois, surmontées de leurs vastes ailes. Elles étaient souvent associées à d’autres moteurs, comme des manèges de chevaux, lorsque le vent manquait. 200 000 moulins à vent auraient ainsi existé en Europe à leur apogée. Vers 1900 l’Allemagne en comptait encore 18 000 et la Finlande 20 000 ; en Grande-Bretagne il y en avait entre 5 000 à 10 000 au début du xixe siècle alors que la France en possédait plus de 10 000.

Ces constructions, dont le nombre est sans doute sous-estimé, ont sans cesse été améliorées. Au xviiie siècle des forgerons ont ainsi mis au point des mécanismes permettant d’adapter automatiquement l’orientation du moulin à la direction du vent, allégeant considérablement le travail du meunier. Tout au long du xixe siècle les rendements ont continué de croître2. Mais en dépit de leurs perfectionnements constants et de leur rôle dans l’essor de la production de force, ces anciens moulins ont peu à peu disparu à partir du milieu du xixe siècle, folklorisés comme des témoignages de techniques archaïques peu efficaces face aux machines à vapeur et au charbon. L’écrivain Léon Daudet évoquait avec nostalgie leur disparition sous le second Empire : dans Le Secret de maître Cornille (1866), il met en scène les derniers meuniers provençaux vaincus par la modernité de « la vapeur », cette « invention du diable ».

L’énergie du vent connaît pourtant un nouvel essor à la fin du xixe siècle lorsqu’elle est couplée à l’électricité. La mise au point des éoliennes électriques débute avec les travaux de l’américain Charles F. Brush qui construit vers 1890 une éolienne composée de 144 pales, d’un diamètre de 17 m ; le magazine Scientific American en donne une description détaillée et positive. Les échecs sont pourtant nombreux et la première éolienne électrique à connaître une diffusion d’une certaine ampleur est celle mise au point par Poul La Cour au Danemark au tournant du xxe siècle. C’est en effet dans ce pays que sont construites les premières éoliennes produisant de l’électricité pour les communautés rurales dispersées3. Elles restent en fonctionnement jusque dans les années 1930 avant d’être abandonnées, ne parvenant plus à concurrencer économiquement l’électricité produite au moyen de grosses centrales thermiques, et distribuée via un réseau de plus en plus étalé de lignes électriques.

L’industrie capture Éole

Longtemps l’éolien a été une alternative au choix du feu, il accompagnait les besoins énergétiques limités des paysans et des ruraux. Mais à la fin du xxe siècle, l’éolien change de sens, il est de plus en plus redéfini comme un élément du vaste système électrique, un convertisseur de plus pour alimenter le réseau. Dès lors s’engage une course au gigantisme pour accroître la production, et rendre les éoliennes compétitives au regard des autres sources de production d’électricité. Loin d’être une alternative aux énergies fossiles, l’éolien s’ajoute aux autres sources d’énergie pour répondre à l’appétit insatiable d’électricité.

L’essor de l’éolien s’engage surtout dans les années 1980 dans la foulée des chocs pétroliers et des crises énergétiques qui poussent à la mise au point de nouveaux convertisseurs : le modèle de l’éolienne tripale face au vent tend à s’imposer. Le marché se transforme, les anciennes machines de 1 à 25 kW, utilisées principalement pour l’agriculture laissent peu à peu la place à des parcs d’éoliennes capables de produire plus de 50 kW, reliés au réseau électrique. En Californie, une série de mesures réglementaires et la présence de vent dans les montagnes favorisent l’installation de 17 000 éoliennes entre 1981 et 1990, produisant entre 20 et 350 kW. Le coût du kilowattheure (kWh) d’électricité d’origine éolienne baisse d’environ 50 %, le secteur se professionnalise. Fini le temps des militants des énergies alternatives et des bricoleurs astucieux, bienvenue dans le monde des financiers et des capitaliste de l’éolien.

L’essor de l’éolien renaît au début du xxie siècle comme une réponse aux enjeux climatiques et à la quête frénétique d’électricité « propre ». En 2001, les États-Unis augmentent de 1 700 MW leur capacité de production, stimulée par des crédits d’impôt. Des éoliennes sont construites partout dans le pays et des projets majeurs sont lancés au Texas, au Kansas et en Oregon. Mais c’est surtout en Europe que l’énergie éolienne trouve sa terre d’élection. En 2017, l’Allemagne possédait le parc le plus important avec 106 GW, devant l’Italie (60,8 GW) et l’Espagne (51,9 GW). Le parc français est le quatrième plus important d’Europe avec 13,6 GW de capacités installées en 2017. La loi de transition énergétique de 2015 dite loi « pour la croissance verte » s’est fixée comme objectif d’atteindre 32 % d’énergies renouvelables dans la consommation totale d’énergie à l’horizon 2030.

L’ère du gigantisme

Désormais, l’éolien est entré dans l’ère du gigantisme : les constructeurs – souvent d’anciens producteurs d’électricité au moyen du charbon – multiplient les annonces et les projets grandioses. La filiale du groupe américain General Electric dédiée aux énergies renouvelables a ainsi annoncé un investissement de 400 millions de dollars pour construire Haliade-X, une nouvelle turbine éolienne offshore de 260 m de haut censée produire 45 % d’énergie de plus que les installations actuelles. Ce monstre sera composé d’un rotor de 220 m pour une envergure totale de 38 000 m². Ses promoteurs assurent qu’elle pourra produire 67 GWh d’électricité par an, soit la consommation de 16 000 foyers. Les groupes industriels investissent dans ce secteur à forte croissance, ils y importent leur quête du profit, leur imaginaire productiviste, leur obsession pour le gigantisme dont on connaît pourtant les limites. Au nom des quelques centaines d’emplois promis et des annonces mensongères sur « l’énergie propre », le gouvernement et la presse relaient et soutiennent ces projets, convaincus d’avoir trouvé la solution à l’effondrement environnemental.

Mais le coût écologique et énergétique de ces géants des airs est loin d’être négligeable : pour construire et installer ces éoliennes à la durée de vie limitée il faut par exemple 1 500 tonnes de béton enterré, mais aussi de nombreux métaux plus ou moins rares, dont l’extraction est polluante, et des batteries pour stocker l’énergie. La multiplication des projets conduit à une spéculation débridée, à des gabegies financières, à une artificialisation des terres absurde. L’aspect « propre » et « durable » du photovoltaïque comme des grandes fermes d’éoliennes peut être contesté au regard des déchets qu’ils produisent et de leur demande en métaux.

Si les énergies dites renouvelables ont acquis une place importante dans les politiques européennes, tout se passe comme si le secteur de l’électricité et les grandes multinationales tentaient de capter ces technologies pour les conformer à ses normes, tout en repoussant le modèle alternatif qu’elles véhiculaient initialement4. Avec le changement d’échelle des grands projets renouvelables, le rêve d’autonomie et de relocalisation s’effondre.

Contre l’illusion renouvelable, la décroissance énergétique

L’essor et la promotion des énergies renouvelables s’apparente de plus en plus à un moyen de détourner l’attention des enjeux les plus urgents en faisant croire qu’il existerait des solutions techniques pour sortir de notre dépendance aux combustibles fossiles sans modifier radicalement nos modes de vie, nos systèmes économiques et nos imaginaires consuméristes. Certaines des associations qui militent contre les projets d’éoliennes géantes en viennent d’ailleurs à promouvoir le nucléaire, perçu comme la seule alternative, cédant ainsi au mirage du « nucléaire propre » véhiculé par les ingénieurs d’EDF et du CEA. D’autres militants écologistes, comme ceux de l’Amassada ont bien saisi le piège et choisissent de remettre en cause le nucléaire comme l’éolien géant, deux modalités d’une même course à la puissance mortifère. Il n’y a pas de solutions techniques miraculeuses et il faut cesser de croire que notre pouvoir d’achat pourra continuer de croître indéfiniment en consommant toujours plus d’énergie.

La promotion des énergies renouvelables doit s’accompagner d’une réduction des consommations, de leur relocalisation, au lieu de se fondre dans l’imaginaire de la puissance. Comme le montre toute l’histoire du capitalisme, sa force réside dans sa capacité à intégrer et absorber ses critiques : le problème n’est pas l’éolien en tant que tel mais l’éolien industriel. Comme l’avait montré Ivan Illich dès les années 1970 c’est l’imaginaire de la puissance et du productivisme qui pose problème, c’est lui qui transforme le beau rêve d’une énergie alternative et propre en cauchemar de paysages saccagés et de techniques contrôlées par les lobbies et leurs intérêts financiers.

La seule voie réaliste est celle d’une décroissance massive des consommations, planifiée en amont par une politique de redistribution et de régulation stricte des pratiques les plus polluantes des classes dominantes. Comme l’écrit José Ardillo, « nous n’avons pas besoin de trouver des alternatives aux énergies conventionnelles [pétrole, nucléaire, etc.], mais de sortir du monde énergétique où elles nous ont conduits5 ». Nous vivons le temps des « illusions durables » entretenues par de nombreux acteurs afin que rien ne change. L’éolien sera utile et même nécessaire, mais il ne pourra jamais produire l’abondance énergétique que nous ont offert pendant des décennies le charbon et le pétrole bon marché. Il aura sa place dans un mix énergétique décentralisé, adapté aux besoins locaux, mais il ne pourra pas être la solution miraculeuse que tant d’acteurs cherchent frénétiquement.

1 Célia Izoard, « La transition écologique brasse du vent », La Décroissance, n° 137, mars 2017.

2 Claude Rivals, Le Moulin à vent et le meunier dans la société traditionnelle française, Serg, 1976.

3 Robert Righter, Wind Energy in America, a History, University of Oklahoma Press, 1996 ; Philippe Bruyerre, « Histoire(s) d’éolienne(s). Innovation technique et intégration socio-économique », Thèse d’histoire des sciences, Écoles des hautes études en sciences sociales, 2017.

4 A. Evrard et S. Aykut, « Une transition pour que rien ne change ? Changement institutionnel et dépendance au sentier dans les « transitions énergétiques » en Allemagne et en France », Revue internationale de politique comparée, 24 (1-2), 2017.

5 José Ardillo, Les illusions renouvelables. Énergie et pouvoir: une histoire, L’Échappée, 2015 ; voir aussi l’analyse d’Arnaud Michon, Le Sens du vent, Notes sur la nucléarisation de la France au temps des illusions renouvelables, éd. de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010.

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